Points de vue
Les terres rares

John SeamanChercheur à l'IFRI, expert en géopolitique de l’énergie et des ressources naturelles en Asie"La Chine détient un quasi-monopole sur la production des 17 « terres rares », métaux rares essentiels dans de nombreuses technologies liées à la transition énergétique et la révolution numérique."
Le paradoxe des terres rares chinoises
Les « terres rares » sont quelquefois qualifiées de « pétrolePétrole non raffiné. du XXIe siècle », en raison de l’importance qu’elles ont prise dans les industries du numérique et de l’énergie. La Chine, qui les produit en grandes quantités, peut-elle utiliser cette « arme géopolitique » ? John Seaman, chercheur à l’IFRI (Institut français des relations internationales), analyse avec rigueur ce dossier souvent polémique.
La Chine détient un quasi-monopole sur la production des 17 « terres rares », cette famille des métaux rares qui est essentielle dans de nombreuses technologies liées à la transition énergétiqueLa transition énergétique désigne le passage du système actuel de production d'énergie... et à la révolution numérique. Depuis une dizaine d’années, les pays industrialisés cherchent à empêcher leur partenaire chinois d’abuser de cette situation. Mais paradoxalement, les mesures qu’ils ont prises ont eu tendance à rendre plus difficile l’ouverture de nouvelles mines en dehors du territoire chinois.
Pour expliquer cette situation surprenante, il faut revenir sur la chronologie des événements et comprendre l’étroite interdépendance des phénomènes économiques.
- Acte I : dans les années 1970, la production des terres rares, déjà utiles à certaines filières industrielles mais pas autant qu’aujourd’hui, était surtout assurée aux États-Unis, notamment dans la mine de Mountain Pass en Californie. Dans la dernière décennie du XXe siècle, la montée des préoccupations environnementales en Californie, confortée par une pollution accidentelle intervenue dans la mine, a renforcé les législations et donc augmenté les coûts de production. En 2002, Mountain Pass ferme, à un moment où la demande mondiale part à la hausse.
- Acte II : mettant à profit la richesse du sous-sol et l’absence de contraintes environnementales, des centaines de petits exploitants chinois commencent à produire des terres rares, dans une certaine anarchie et une atmosphère digne du Far West, avec des dégâts environnementaux manifestes. L’approvisionnement est facile, les cours mondiaux sont bas.
- Acte III : à partir de 2006, le pouvoir chinois décide de mettre un peu d’ordre. Il veut garantir l’approvisionnement à long terme de ses propres industries en plein essor. Il veut aussi « monter en gamme » dans les filières des métaux rares et ne pas être un simple producteur de la matière première. Les nouvelles classes moyennes font aussi pression sur l’État pour un développement plus durable, plus attentif à la pollution de l’air, de l’eau et des sols. Le gouvernement cherche alors à mettre en place une demi-douzaine d’entreprises structurées. Il introduit des droits d’exploitation, des contrôles, des taxes et des quotas de production et d’exportation – devenus contraignants à partir de 2010. Le résultat est un envol des prix sur les marchés internationaux.
- Acte IV : les pays industrialisés, le Japon et les États-Unis en tête, s’inquiètent de ce renchérissement et des risques de pénurie pouvant mettre en danger certaines de leurs filières industrielles.Ils reprochent à la Chine de pratiquer à l’export des prix supérieurs aux prix intérieurs et de pousser aux délocalisations en faisant venir les entreprises internationales chez eux plutôt que de favoriser un commerce international ouvert. Une action contre la Chine est engagée à l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), les mesures pour économiser les terres rares sont encouragées et des projets sont soutenus pour des exploitations minières hors de Chine, en Australie, au Canada, au Kazakhstan, au Vietnam, en Inde. Mountain Pass est même relancé en 2012.
- Acte V : cette pression conduit la Chine à alléger sa politique de taxes et de quotas. Ce faisant, les cours baissent fortement. Cette tendance décourage les investisseurs : pourquoi engager des capitaux dans un secteur qui implique de petites quantités de matières et dont les cours sont volatils ? Si les cours baissent, les investissements, considérables dans le secteur minier, ne sont plus assurés d’être amortis. Le doute s’installe, les projets peinent à démarrer. Mountain Pass, après la faillite de son opérateur Molycorp, est revendu en 2017 à un consortiumUn consortium est un groupement de personnes physiques ou morales, publiques ou privées... d’investisseurs internationaux… dont le géant minier chinois Shenghe. Lequel Shenghe investit aussi dans un grand projet minier au Groënland, où les réserves de terres rares sont importantes. Le monde s’aperçoit que les quotas chinois aboutissaient en fait à stimuler la production en dehors de Chine…
La pièce n’est pas terminée. Les réserves sont importantes, le Japon et les États-Unis ont repéré de vastes gisementsUn gisement est une accumulation de matière première (pétrole, gaz, charbon, uranium, minerai métallique, substance utile…)... offshore. Mais la taille du marché reste faible et si d’immenses quantités y sont versées, comme il est naturel dans les exploitations minières, les prix décourageront les producteurs. Au-delà des fantasmes sur l’« arme géopolitique » des terres rares, celles-ci sont sans doute stratégiquement importantes mais pas aussi essentielles que l’a été et l’est encore le pétrole du fait de l’ampleur de sa production et de la taille de son marché.
John Seaman, expert en géopolitique de l’énergie et des ressources naturelles en Asie, a rejoint l’IFRI (Institut français des relations internationales) en 2009. Il est spécialiste des politiques chinoise et japonaise. Il est titulaire d’un master en affaires internationales de Sciences Po - Paris et d’une licence en économie internationale de l’Université de Seattle, aux États-Unis. John Seaman a aussi suivi des études au Beijing Center for China Studies et a été chercheur associé au programme Énergie et Environnement du Canon Institute for Global Studies (CIGS) à Tokyo.