Qu’entend-on par «décroissance» de l’économie ?

Publié le 04.03.2021
Lycée

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Patrick Criqui

Directeur de recherche émérite au CNRS, au laboratoire GAEL, au Laboratoire d’Economie Appliquée de Grenoble
"S’il y a toujours des aspects positifs à compter sur les ressources locales, il ne faut pas à l’inverse condamner a priori les échanges mondiaux, les innovations et les nouvelles technologies."

Qu’entend-on par « décroissance » de l’économie ?

De nombreux débats se sont engagés en France et dans le monde sur la nature de la croissance économique de nos sociétés et sur la nécessité ou non de la réduire pour protéger l’environnement de la planète et contenir le . Patrick Criqui, spécialiste de la modélisation et des scénarios, explique les enjeux.

Le débat sur la décroissance implique d’abord de bien préciser ce dont nous parlons. S’il s’agit de faire décroître les activités très consommatrices de ressources naturelles et les énergies très émettrices de gaz à , alors oui, c’est un impératif absolu pour garder le réchauffement climatique dans des marges maîtrisables. Donc la décroissance de ces activités, oui, nous n’y coupons pas !

Mais le débat porte généralement sur la décroissance du PIB. Le produit intérieur brut est un indicateur économique qui mesure la valeur de tous les biens et services produits dans un pays pendant une année. Les sociétés industrielles les plus avancées connaissent depuis plusieurs décennies des croissances qualifiées de « molles », c’est-à-dire faibles. Une croissance de 2 % est jugée aujourd’hui satisfaisante alors que dans les années 1960, elle aurait été considérée comme le signe d’une crise grave. Les pays émergents ont des croissances plus fortes mais qui ralentissent au fur et à mesure du processus de développement et de rattrapage des économies « avancées », comme cela s’est produit en Chine.

Les critiques de la croissance avancent l’idée que les gouvernements sont obnubilés par le chiffre de leur PIB annuel et qu’ils sacrifieraient à cet objectif les préoccupations environnementales. Mais il y a un autre critère auquel les gouvernants, quels qu’ils soient, prêtent, ou en tous cas devraient prêter, attention, c’est celui d’assurer « un niveau suffisant d’emplois décents », assurant le bien-être et la stabilité sociale de leur pays.

Le problème est qu’il est plus difficile d’assurer un tel niveau quand la croissance ralentit. Le chômage augmente, la qualité des emplois baisse. Si la croissance devient nulle voire négative, on ne voit pas comment on pourrait maintenir des systèmes socialement stables. Les partisans de la décroissance répondent qu’il suffit alors de redistribuer la richesse. C’est théoriquement possible, mais en pratique, c’est beaucoup plus complexe et potentiellement générateur de conflits aigus.

Les solutions possibles

Comment donc concilier les deux objectifs : assurer des emplois décents pour tous d’un côté, et le respect de l’environnement de l’autre. Il est possible de dégager quelques pistes.

- Replacer le critère du PIB dans un champ borné d’une part par les contraintes environnementales et d’autre part par le nécessaire maintien du niveau d’emploi. Cela implique sans doute un nouvel équilibre macroéconomique : moins de consommation de biens polluants (émetteurs de CO2), mais davantage d’investissements pour les innovations durables, les énergies non carbonées, l’économie circulaire, etc. Pourquoi investir plus ? Tout simplement parce que faire les choses « proprement » demande plus d’efforts que les faire en massacrant l’environnement et les ressources.

- Développer les nouvelles technologies qui permettent ces transitions durables,  en veillant à ce qu’elles ne détruisent pas les emplois qualifiés du tertiaire. Sur ce point, trop de discussions s’engagent sur le thème : « la résolution des problèmes écologiques passe-t-elle par l’innovation technologique ou le changement de comportements des citoyens ? ». Ce qui ne va pas c’est le « OU ». Les défis sont tels qu’on a besoin des deux. Il faut des changements de comportement ET des innovations technologiques.

- Assurer un bon alignement des politiques aux différentes échelles de la gouvernance. En d’autres termes, tout le monde est responsable. Il faut intervenir au niveau international, à l’échelle des régions mondiales (comme l’Europe), des pays, des territoires, et aussi au niveau des acteurs décentralisés que sont les entreprises et les citoyens.

Enfin, si l’on ne peut ignorer certains effets négatifs de la globalisation, on ne peut pas passer sous silence le milliard d’individus qui sont sortis de la très grande pauvreté dans les trente dernières années. Beaucoup de mouvements écologistes accusent la globalisation et le commerce mondial d’être la cause des déséquilibres environnementaux. Ils estiment qu’il faut « démondialiser », relocaliser les productions, revenir aux territoires. S’il y a toujours des aspects positifs à compter sur les ressources locales, il ne faut pas à l’inverse condamner a priori les échanges mondiaux, les innovations et les nouvelles technologies. Il faut au contraire compter sur eux, et sur une coopération mondiale, pour assurer les transitions écologiques.

 

Patrick Criqui est directeur de recherche émérite au CNRS, au laboratoire GAEL, le Laboratoire d’Economie Appliquée de Grenoble, dont les recherches portent principalement sur les questions d'innovation et de consommation durables, en particulier dans les secteurs énergétiques et agro-industriels. Il a été membre du GIEC, dans le groupe de travail sur l’atténuation, et il est membre du Conseil économique pour le auprès du Ministère de la transition écologique.

 

Gilbert Cette

Professeur d'économie associé à la Faculté de Sciences économiques de l'Université d'Aix-Marseille
"Le premier levier, c’est la recherche et l’innovation pour aller vers plus d’efficacité énergétique , plus d’énergies renouvelables et de nouvelles technologies pour limiter les émissions ou capter le CO2."

L’intensité carbone, clé d’une croissance du futur

Le débat autour de la croissance ne peut ignorer la question du « contenu carbone » des produits que l’on fabrique et que l’on consomme. L’économiste Gilbert Cette explique comment l’amélioration de ce facteur permet d’éviter une solution de décroissance qui conduirait à un retour en arrière insupportable.

Deux approches sont possibles pour gagner la bataille climatique, c’est-à-dire parvenir à une neutralité carbone à la moitié du siècle, en d’autres termes zéro-émissions nettes de gaz à effet de serre.

La première, c’est la logique de décroissance : on produit de moins en moins jusqu’à arriver à ce niveau de zéro-émissions nettes. J’expliquerai plus loin que ce serait revenir à l’âge de pierre !

La seconde approche, c’est de faire baisser ce qu’on appelle l’«intensité carbone » de l’économie. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour produire les richesses, qui nous permettent de vivre, il faut consommer des énergies qui, pour la plupart, émettent du CO2, donc du carbone. Ce « contenu carbone » de la production des pays est plus ou moins élevé. Dans les pays développés, l’intensité carbone a été très nettement réduite depuis un demi-siècle, grâce aux technologies, aux efforts des États, des entreprises, des territoires, des citoyens. Aujourd’hui, elle baisse d’environ 1,5 % tous les ans, alors que la croissance tournait autour de 3 à 4 % avant la crise de la Covid 19. Eh bien, il faudrait que ce contenu carbone du PIB (le Produit Intérieur Brut) baisse de 5 à 10 %. C’est une toute autre logique que de réduire le PIB lui-même.

Comment y parvenir ?

Le premier levier, c’est la recherche et l’innovation pour aller vers plus d’ , plus d’énergies renouvelables et de nouvelles technologies pour limiter les émissions ou capter le CO2. Pour cela, il faut donner une grande visibilité à la recherche, pour qu’elle se mobilise de façon très volontaire et en étant assurée qu’elle débouchera au bout sur des opérations rentables. Regardez la recherche sur le virus Covid 19. Il y a un an, personne n’y croyait, mais la pression a été telle et les enjeux financiers tellement élevés qu’une série de vaccins, dont certains révolutionnaires, ont été mis au point. Le monde avait connu le même type de phénomène quand la volonté des Etats-Unis de rattraper son retard sur l’URSS dans l’aventure spatiale avait conduit en dix ans aux premiers pas de l’Homme sur la lune. Si l’on ne fixe pas des horizons crédibles, le risque d'engager des fortes dépenses de recherche ne sera pas pris. Engager la recherche vers les transitions écologiques suppose aussi d’adapter les formations scolaires et universitaires à cet objectif.

Un autre grand axe est d’engager une action par les prix, c’est-à-dire de taxer de façon croissante, assez rapide et continue sur le long terme, le contenu carbone de chaque production et de chaque consommation. Il faut fixer pour cela un prix de la tonne de carbone. Plus un produit implique d’émissions, plus il doit être affecté d’un « signal prix » qui dissuade celui qui le fabrique ou l’achète. Mais il faut que tout le monde engage ce genre de politique. S’il n'y a pas coordination, les pays qui ne le font pas gagneront un avantage de compétitivité sur ceux qui le font.

Au niveau d’un pays, il faut aussi veiller à ce que les hausses de taxe ne pénalisent pas une partie de la population. Le mouvement des « gilets jaunes » en France a montré la sensibilité de l’opinion. Les finances que l’on retire d’une taxe carbone doivent être mobilisées en grande partie pour des politiques redistributives qui en atténuent l'impact pour les plus fragiles.

Une épargne pour le futur

La mise en œuvre de ces politiques sera longue et complexe. La taxation des émissions de carbone, par exemple, est quelque chose qui va affaiblir quand même la croissance à court ou moyen terme. Il faut en effet réorienter toutes les techniques de production, au risque de diminuer la productivité. La transition sera payante, mais sur le très long terme.

C’est une démarche qui sera en tout cas préférable à la décroissance absolue, laquelle ne peut conduire qu’à un échec. La crise épidémique montre que personne ne veut revenir à l’environnement médical d’il y a quelques siècles. De même, qui est prêt, avec une croissance nulle ou négative, à revenir à un niveau de vie comme celui qu'on connaissait autrefois, que ce soit dans les pays développés ou émergents ?

En fait, il faut faire passer l’idée que si l’on doit réduire la consommation ou investir dans de nouvelles techniques, c’est une forme d’épargne pour le futur. C’est un peu lorsque vous isolez votre maison : c’est à long terme que l’opération deviendra rentable.

 

Gilbert Cette est professeur d'économie associé à la Faculté de Sciences économiques de l'Université d'Aix-Marseille. Spécialisé dans l’étude du marché du travail, des temps de travail, de la productivité, il est le co-auteur, avec Antonin Bergeaud et Rémy Lecat du livre « Le bel avenir de la croissance » (Editions Odile Jacob).