Points de vue
Les nouveaux enjeux des réseaux électriques

Fabien RoquesProfesseur à l’Université Paris Dauphine et conseiller au sein du cabinet FTI"Le secteur de l’électricité vit une véritable révolution copernicienne sous l’impulsion d’une double dynamique, technologique et sociétale."
Le marché électrique de demain sera hybride
L’essor des productions délocalisées d’électricité et la constitution de « communautés intelligentes » au niveau des immeubles, des quartiers et des territoires modifient profondément l’organisation historiquement centralisée des systèmes électriques. Fabien Roques, professeur associé à l’Université Paris-Dauphine, analyse les rapports futurs entre les réseaux et les nouveaux écosystèmes locaux.
Le secteur de l’électricité vit une véritable révolution copernicienne sous l’impulsion d’une double dynamique, technologique et sociétale.
La rupture technologique est assurée par les nouvelles productions décentralisées, au premier rang desquelles celles du solaire. Elles permettent de rompre avec un siècle marqué par ce qu’on appelle les rendements d’échelles croissants. À savoir, « plus c’est gros, moins c’est cher ». Le symbole en est le nucléaire où l’on a construit des réacteurs de 900 MW, puis de 1 300 MW et demain de 1 600 MW. Aujourd’hui, pour reprendre notre expression, « on peut faire petit et pas plus cher ».
L’élément sociétal, c’est le mouvement de fond de notre société où les citoyens ont un désir d’autonomisation, au travers de communautés locales et au niveau individuel de l’autoconsommation. C’est une aspiration profonde, qui n’est pas limitée aux systèmes énergétiques.
L’économiste que je suis doit bien sûr se poser la question des coûts générés par cette transition vers un monde décentralisé et de l’optimum économique afin de profiter des synergies possibles entre les différents îlots de production et de consommation.
Passer d’un extrême à l’autre, d’une organisation centralisée à une organisation complètement décentralisée induirait des coûts significatifs. Il est difficile de dire où sera le curseur à long terme, mais ce sera vraisemblablement une nouvelle organisation hybride. Nous aurons des écosystèmes locaux cohabitant avec un système centralisé qui devra s’adapter. En d’autres termes, un chevauchement, un « tuilage », depuis le local jusqu’au national, voire même jusqu’au niveau européen.
Le réseau central, une « assurance »
Ce maintien d’un système central est nécessaire pour plusieurs raisons.
D’abord, il faut assurer l’efficacité économique et la solidarité. Tous les territoires n’auront pas les mêmes coûts de production et les mêmes modes de consommation. Ne serait-ce que pour le solaire, le niveau d’ensoleillement introduit des disparités dans les rendements. De plus, le coût de raccordement et de l’entretien du réseau pour une maison isolée à la campagne n’est pas le même que pour une résidence urbaine dans un environnement dense. Il va donc falloir réinventer la péréquation historique assurée jusqu’alors par les réseaux de transport et de distribution de l’électricité qui assurent les échanges entre les régions et une solidarité entre urbains et ruraux.
Ensuite, il y a le défi de l’intermittence, de la variabilité des énergies renouvelablesOn appelle énergie renouvelable une source d'énergie dont le renouvellement naturel est immédiat ou très rapide... . À quel niveau faut-il traiter ce problème ? Au niveau d’une maison, le pic de consommation correspond rarement à la période de production. Il est possible de stocker mais le coût des batteries est aujourd’hui un frein. Ainsi, avec les technologies actuelles, la maison complétement autonome engendrerait des surcoûts importants. La problématique est différente au niveau d’un quartier, où bureaux et résidences se côtoient et où les habitants ont des horaires de travail différents. Dans ces conditions, les profils de consommation peuvent être « lissés » et les ressources de production locales sont plus variées. À travers ce « foisonnement », on peut donc envisager un certain degré d’autonomie tout en gardant en tête que l’autonomie totale n’est généralement pas économiquement efficace.
Ainsi les réseaux locaux et le grand réseau national verront leur rôle évoluer pour fournir une « assurance » qui garantisse la continuité et la qualité du service.
Cette évolution doit s’accompagner de changements sur le modèle de rémunération et de tarification des réseaux. Jusqu’à présent le consommateur paie essentiellement de façon proportionnelle aux kilowatts-heures d’énergie consommée. Demain, il paiera sans doute une part fixe plus importante, indépendante de ce qu’il consomme. Ce montant fixe rémunèrera l’assurance que le réseau lui procure, et non pas les électronsLa matière est composée d'atomes. Un atome comporte un noyau formé de protons (particules de charge électrique positive) et de neutrons... qui circulent. En fait, ce modèle n’est pas sans précédent : chaque automobiliste paye une assurance à l’année, même s’il n’a pas d’accident...
Cette assurance peut concerner aussi un « niveau de qualité ». Un consommateur privé peut se déclarer prêt à voir sa fourniture d’électricité suspendue pour des périodes déterminées, avec par exemple une interruption de son chauffage pendant une heure. Un industriel peut décider d’arrêter ses machines sur certains créneaux. Au contraire, tous deux peuvent décider de payer plus pour un niveau de qualité et/ou de continuité d’approvisionnement supérieur.
Enfin, les réseaux permettront de tirer le meilleur parti du développement progressif du stockage par batteries, dans les maisons, les quartiers, ou directement en soutien au réseau, ce qui est un des enjeux des décennies à venir. Le mouvement de déploiement du stockage a commencé dans certains endroits où l’électricité est la plus chère, comme l’Allemagne ou la Californie. Les coûts restent une barrière aujourd’hui mais vont décroître, à un rythme qu’il est difficile de prévoir. Cette question du stockage par batteries aura un puissant effet transformateur du système électrique, et plus généralement de la société, car elle est liée à une autre dimension fondamentale du futur : celle de la mobilité et des véhicules électriques.
Fabien Roques est Professeur associé à l’Université Paris Dauphine, et exerce en parallèle une activité de conseil au sein du cabinet FTI – Compass Lexecon. Ingénieur de l'Ecole Centrale de Lyon, il a fait son doctorat en économie de l’énergie à l’université de Cambridge. Il a ensuite été économiste senior au sein de l’Agence Internationale de l’Energie (AIEL'AIE (IEA en anglais) est une agence autonome au sein de l'OCDE, créée en 1974 lors du premier choc pétrolier... ) où il avait la responsabilité du secteur électrique dans le cadre des scénarios du Word Energy Outlook.