Points de vue
Le point sur les relations entre numérique et énergie

Françoise BerthoudDirectrice du groupe EcoInfo (CNRS)"Dans un monde où tous les secteurs sont de plus en plus investis par le numérique, à tous les niveaux et dans un nombre croissant de process, il est très complexe d’évaluer la consommation énergétique totale."
Le numérique, un secteur gourmand en énergie
La consommation en énergie des infrastructures, équipements et applications numériques est devenue une part notable, et en forte croissance, de la consommation de la planète. Mme Françoise Berthoud, directrice du groupe EcoInfo (CNRS), fait le point sur cette croissance et examine les moyens de la contrôler.
Dans un monde où tous les secteurs (habitat, transports, industries et commerces) sont de plus en plus investis par le numérique, à tous les niveaux et dans un nombre croissant de process, il est très complexe d’évaluer la consommation énergétique totale. Nous disons bien « énergétique » et pas seulement « électrique ». Il faut en effet inclure tous les impacts directs et indirects de l’extraction des métaux nécessaires à la fabrication des équipements jusqu’à la consommation des centres de données géants et des routeurs qui aiguillent les flux de l’internet.
En termes de consommation énergétique, le numérique mobilise entre 3 et 4 % de toute la consommation de la planète. Si l’on se limite à l’électricité, il représenterait, selon les études, entre 6 et 10 % de la consommation électrique mondiale.
Les besoins du numérique se répartissent à peu près en trois tiers : un gros tiers pour les équipements terminaux (ordinateurs, téléphones et instruments de toutes natures), un tiers pour les data centers, un petit tiers pour les réseaux. Mais attention à cette dernière section. Il ne faut pas croire que le réseau est passif, c’est-à-dire un simple tuyau. Il comporte des éléments très actifs, qui assurent les divers systèmes (WI-FI, GSM, etc) et la circulation des flux. Ils consomment beaucoup et de plus en plus. Plus de 60 % de la consommation des réseaux est consacrée au streaming et l’augmentation du besoin de bande passante est colossal. Comme vous le savez tous, nous regardons de plus en plus de vidéos sur l’internet.
Certes, il y a des facteurs qui contribuent à un freinage de la consommation. Il est possible que la demande en smartphones ou en laptops arrive à un plateau. Les équipements sont de plus en plus efficaces, les normes de plus en plus exigeantes. Les entreprises comme les particuliers veulent réduire leurs factures. Mais de nouveaux objets connectés apparaissent sans cesse et il y a dans le secteur numérique cet « effet rebond » bien connu des énergéticiens : l’efficacité des équipements et de tous les process progresse, mais l’économie réalisée est aussitôt compensée par la satisfaction de nouveaux besoins. Un peu comme lorsque l'apparition des lampes basse-consommation a poussé à investir dans l’achat de nouveaux luminaires plus puissants.
Que faire pour freiner la consommation ?
La production de chaleurAujourd'hui, en thermodynamique statistique, la chaleur désigne un transfert d'agitation thermique des particules composant la matière... par les data centers a conduit à une série de réflexions. La première piste est d’utiliser moins d’énergie pour refroidir les serveurs. Pour cela, on cherche à utiliser davantage l’air extérieur ou le géo-cooling par le sous-sol afin d’assurer un rafraichissement qui limite le recours aux climatiseurs. La deuxième piste est de récupérer la chaleur produite pour chauffer des bâtiments. Il y a beaucoup d’idées et de tests mais sans résultats très performants.
Une autre action serait d’avoir collectivement des comportements plus « raisonnables ». Le principal levier serait d’augmenter la durée d’utilisation des équipements. Les smartphones sont en moyenne abandonnés au bout de deux ans. Si on pouvait doubler cette durée, ce serait un énorme progrès. Par ailleurs, on assiste encore au surdimensionnement des installations pour parer à des pics de la demande qui pourraient advenir un jour.
Et puis, il y a un problème plus fondamental encore, qui dépasse le comportement du citoyen. Pourrait-on réfléchir un peu autrement et ne pas mettre du numérique dans tout ? Je sais que je suis à contre-courant des orientations actuelles ! Tout le monde pousse à la roue pour tout numériserEn production pétrolière en mer, on appelle riser (en français tube prolongateur, peu usité) la conduite reliant... , dans les services publics ou privés. Si les décideurs font reposer sur le numérique tous les systèmes en matière d’administration, de santé, d’alimentation, d’éducation, de tourisme, de distribution des biens, de production industrielle, eh bien, on va fragiliser nos sociétés qui seront moins résilientes. Si un problème structurel se présente sur le numérique, beaucoup de choses risquent de s’effondrer assez vite. Or s’il y a des études sur le piratage et la sécurité des systèmes, je n’en ai pas beaucoup vu sur la question de la soutenabilitéDésigne l'état de ce qui est soutenable ou raisonnablement contrôlable dans la durée. à long terme des systèmes.
Il y a par exemple des incertitudes liées à la production des métaux rares nécessaires au secteur numérique. Les pollutions diffuses au moment de l’extraction des métaux, les impacts sur l’eau, les conséquences des conflits locaux sont encore mal analysés. Sans vouloir dramatiser, il faut engager la réflexion.
Françoise Berthoud est directrice de EcoInfo (CNRS) et informaticienne à Gricad (Grenoble Alpes Recherche), une infrastructure de calcul intensif et de données(CNRS Université Grenoble-Alpes/Grenoble INP).