Points de vue
La géopolitique du gaz

Marie-Claire AounMarie-Claire Aoun, Directeur du Centre Énergie de l’Institut français des relations internationales (IFRI)"Europe-Russie : les difficiles mais incontournables relations gazières"
Les crises ukrainiennes et les évolutions économiques des marchés gaziers ont dégradé le partenariat stratégique que l’Europe et la Russie avaient esquissé au début des années 2000. L’Union européenne (UE) cherche à renforcer sa sécurité énergétique ; Moscou poursuit sa quête de nouveaux débouchés. Marie-Claire Aoun, Directeur du Centre Énergie de l’Institut français des relations internationales (IFRI), explique à Planète Énergies les enjeux de cette interdépendance qui reste un élément clé de l’équilibre européen.
Une interdépendance forte
L’Europe est très dépendante du monde extérieur pour ses approvisionnements en énergies fossiles. Après le déclin du charbon, l’épuisement progressif des champs de la mer du Nord a réduit la production européenne de pétrolePétrole non raffiné. et de gaz depuis le début des années 2000. Les perspectives de l’exploitation des hydrocarburesLes hydrocarbures sont des composés chimiques dont les molécules sont constituées d'atomes de carbone et d'hydrogène... non-conventionnels, comme le gaz de schisteLes gaz de schiste (ou shale gas) sont situés dans des roches sédimentaires argileuses enfouies à de grandes profondeurs... , sont aléatoires et n’inverseront pas la tendance.
Si les marchés mondiaux du charbon et du pétrole permettent une diversification des fournisseurs, la dépendance au gaz est plus problématique. L’approvisionnement repose encore sur des infrastructures terrestres, les gazoducs, coûteux et longs à construire, qui imposent de chercher des fournisseurs proches. L’Europe de l’Ouest s’est certes dotée de ports méthaniers, permettant d’accueillir le gaz naturel liquéfié (GNL)Le GNL est du gaz naturel liquéfié (LNG en anglais), constitué presque exclusivement de méthane... de tous les coins du monde, mais le GNL est cher à produire et les cargos ont préféré ces dernières années se diriger vers l’Asie où le gaz s’achetait plus cher.
Dans ces conditions, la Russie, deuxième producteur mondial de gaz naturel, reste le partenaire obligé de l’Europe : 30 à 35 % du gaz européen vient de Russie, le gaz liquéfié ne représentant que 10 %.
Inversement, et pour la même raison qui tient aux contraintes du transport, le gaz russe est très dépendant du marché européen. 70 % des exportations russes partent vers l’ouest. Le maintien des ventes est essentiel pour l’équilibre du budget de la Russie, même si la part des revenus gaziers reste bien plus faible que celle des revenus pétroliers.
C’est donc bien une interdépendance énergétique qui lie les deux grandes zones du continent européen. Elle les a conduites à s’orienter, au début des années 2000, vers un partenariat stratégique mutuellement bénéfique.
Une série de crises
Mais plusieurs facteurs ont dégradé les relations. D’abord les crises ukrainiennes de 2006, 2009 et 2014. Contrairement à celle de 2009, celle de 2014 n’a pas interrompu les livraisons de gaz à l’Europe. L’Europe s’est mieux préparée aux risques. La mise en place du gazoducCanalisations destinées à transporter du gaz sur de longues distances (sur terre ou au fond de la mer). Nord Stream, vers l’Allemagne, sous la mer Baltique, a réduit de 80 à 50 % la part du gaz transitant par l’Ukraine. Cependant, la crainte est toujours là.
Le deuxième facteur de tension est né de la volonté de l’Europe de libéraliser ses marchés de l’énergie. L’intégration des marchés gaziers et la mise en concurrence de diverses sources d’approvisionnement a abouti à l’émergence d’un prix « spot » du gaz. Au cours des dernières années, celui-ci a été généralement inférieur au prix fixé par les contrats à long terme (20 ou 25 ans) entre Gazprom et les grands opérateurs historiques européens. Le groupe russe a dû renégocier certains de ses prix à la baisse, provoquant bien sûr l’irritation de Moscou.
L’Europe en quête de sécurité énergétique, la Russie de nouveaux débouchés
L’Europe et la Russie ont donc été amenées à revoir le partenariat stratégique esquissé au début du siècle.
D’un côté, l’UE a communiqué en mai 2014 sur une nouvelle stratégie de sécurité énergétique. Elle l’a fait en cherchant d’abord à développer la solidarité entre ses pays membres et en poursuivant l’amélioration de son efficacité énergétiqueEn économie, l'efficacité énergétique désigne les efforts déployés pour réduire la consommation d'énergie d'un système... globale. Elle y a été involontairement aidée par la stagnation de son marché – la demande gazière européenne en 2013 est égale à la demande de 2001. Aujourd’hui, elle mise sur l’Union de l’énergie pour renforcer la dimension politique dans ses relations avec les fournisseurs extérieurs.
Face à ce partenaire européen qui impose des règles de marché et qui n’est plus en croissance forte, la Russie cherche de nouveaux débouchés. Vers l’Asie, et notamment la Chine, avec laquelle elle a conclu en mai 2014 un contrat de livraison qui nécessite la construction du gazoduc « Force de la Sibérie ». Avec la Turquie aussi, un marché en forte expansion, et qui lui permettrait une route alternative au gazoduc South Stream, que Vladimir Poutine a abandonné en prétextant les contraintes juridiques imposées par l’UE pour son exploitation.
Mais dans le contexte des sanctions occidentales contre la Russie et de la baisse des prix du pétrole, le financement risque d’être un obstacle majeur pour le déploiement de cette nouvelle stratégie.
Titulaire d’un doctorat en Sciences Économiques de l’Université Paris Dauphine, Marie-Claire Aoun a débuté sa carrière en 2004 au Centre de Géopolitique de l’Énergie et des Matières Premières (CGEMP) de cette même université. Économiste à la Commission de Régulation de l’Énergie, elle a contribué aux travaux sur l’intégration des marchés du gaz en Europe. Marie-Claire Aoun participe également aux enseignements du Master « Énergie-Finance-Carbone » de l’Université Paris-Dauphine.