Points de vue
La difficile équation des « villes intelligentes »

Jean HaëntjensEconomiste et urbaniste, Urbatopie"Plus de défis, plus de solutions, plus d’acteurs, c’est la nouvelle équation pour les villes."
Plus de défis, plus de solutions, plus d’acteurs : les villes de demain sont confrontées à un foisonnement de problèmes, qui impose la mise en place d’une « ingénierie » solide. Les grandes métropoles découvrent cette complexité et s’y attaquent, mais les plus petites villes sont bien démunies, explique Jean Haëntjens, économiste et urbaniste, président d’Urbatopie.
En 2030, l’effectif de la population urbaine devrait atteindre cinq milliards, soit 60 % de la population mondiale, contre 50 % aujourd’hui et 30 % en 1950. 600 villes polarisent les deux tiers de la croissance économique, tandis que les métropoles intermédiaires (entre un et trois millions d’habitants) montent en puissanceEn physique, la puissance représente la quantité d'énergie fournie par un système par unité de temps... . Les écarts entre métropoles et territoires périphériques se creusent.
Dans ce contexte, la compétition économique se joue aujourd’hui entre les grandes régions urbaines. Les villes sont en première ligne dans la transition énergétiqueLa transition énergétique désigne le passage du système actuel de production d'énergie... et la gestion des fractures sociales.
Les villes affrontent ainsi plus de défis. Elles ont aussi plus de solutions à disposition et plus d’acteurs dans le jeu. Il faut bien mesurer ce nouveau foisonnement. Deux réseaux d’électricité et de gaz assuraient autrefois l’alimentation énergétique d’une cité, alors qu’il y a aujourd’hui une dizaine de filières et de modèles possibles. Il y a 30 ans, les acteurs étaient le conseil municipal et l’État, aujourd’hui les intervenants dans la gouvernance sont multiples. Selon l’expression du chercheur Georges Amar : « On a longtemps pensé qu’une ville pouvait avoir quatre à cinq modes de transport, il faut juste multiplier par dix ».
Plus de défis, plus de solutions, plus d’acteurs, c’est la nouvelle équation pour les villes. Mais cela induit une complexité à la puissance trois et contraint les villes à développer une intelligence urbaine.
Un déficit « d’ingénierie »
Or, cette nouvelle intelligence exige une forte capacité « d’ingénierie », que ce soit dans l’urbanisme, les transports, l’énergie, la vie citoyenne et culturelle. Si certaines métropoles - comme, en France, Bordeaux, Nantes, Lyon ou encore Montpellier, Strasbourg, Metz, Grenoble - ont des structures d’ingénierie musclées, ce n’est pas le cas de la plupart des villes moyennes qui ont en ce domaine un déficit marqué. En dessous de 100 000 habitants, peu de collectivités disposent d’une ingénierie leur permettant d’appréhender l’ensemble des enjeux, même s’il y a quelques exceptions à cette règle.
Pour les petites collectivités, les choix sont encore plus aléatoires. Prenons l’exemple de l’énergie. Il y aujourd’hui la possibilité de développer une production d’énergies locales. Mais comment choisir ? J’ai travaillé avec un groupement de petites communes dans l’est de la France, rassemblant au total 7 000 ou 8 000 habitants : dans l’une, on propose une solution géothermique à partir des galeries d’anciennes mines, dans une autre, la méthanisationLa méthanisation (ou digestion anaérobie) est un processus naturel complexe de dégradation de la matière organique... de déchets agricoles, dans une troisième, l’éolien. Tout cela à trois kilomètres d’intervalle…
Outre le regroupement de communes, il y a donc tout un travail de renforcement de l’expertise, de formation, d’acculturation qui, pour l’instant, n’est fait que dans quelques métropoles. Sans compter la question du modèle général, avec en France une tradition de monopole de la distribution, alors que d’autres pays, comme le Danemark, fondent leur stratégie sur les communes. Il y a en France une ambiguïté : on dit aux maires : « Vous allez être les patrons », mais ils n’en ont pas les capacités.
Les limites du numérique
Dans toutes les thématiques, le numérique fait partie des solutions et offre un support important. Mais l’offre foisonnante de solutions numériques ne peut pas et ne doit pas décider de la vocation de la ville, car il y a là un choix politique. Il y a un danger de voir les grands acteurs mondiaux du numérique (Google, IBM) imposer leurs projets de villes « clés en main ». Si les pouvoirs locaux n’ont pas une vision stratégique et une « ingénierie » à la hauteur des enjeux, ils devront adopter des schémas qui ne seront pas forcément ceux souhaités par les citoyens. Avec le risque d’un écart entre les discours sur la « cité intelligente », répondant aux besoins citoyens, et l’offre de « ville numérisée », imposée par la technique d’acteurs extérieurs.