Le nucléaire est-il bon pour l'environnement ?

Publié le 16.01.2019
Lycée

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Valérie Faudon

Déléguée Générale de la Société Française d’Énergie Nucléaire (SFEN) et Vice-Présidente de l’European Nuclear Society (ENS)
"L’urgence climatique, c’est-à-dire la nécessité impérieuse de lutter contre le réchauffement de la planète, est de plus en plus clairement perçue par les opinions publiques comme le défi environnemental le plus important, en France et dans le monde. "

Le nucléaire, une énergie bas carbone face à l’urgence climatique

Le débat en France sur la transition écologique a remis au premier plan la question de la réduction des énergies qui émettent du dioxyde carbone ( ), à savoir les énergies fossiles. S’il n’est pas une énergie « renouvelable » en l’état actuel de son développement, le nucléaire est néanmoins une énergie décarbonée qui contribue à la baisse des émissions. Valérie Faudon, déléguée générale de la Société Française d’Énergie Nucléaire (SFEN) livre son analyse.

L’urgence climatique, c’est-à-dire la nécessité impérieuse de lutter contre le réchauffement de la planète, est de plus en plus clairement perçue par les opinions publiques comme le défi environnemental le plus important, en France et dans le monde. Cette lutte passe par la réduction des émissions de gaz à , en particulier du CO2, et donc par ce qu’on appelle une « » des différentes énergies que nous utilisons.

Le nucléaire est une énergie « décarbonée », c’est-à-dire qu’elle n’émet pas de CO2 dans la production d’électricité proprement dite. Pour une comparaison complète des énergies entre elles, les experts ont mis en place des analyses du cycle de vie. Il s’agit dans le cas du nucléaire de calculer les émissions induites par la construction d’un réacteur, son fonctionnement pendant plusieurs décennies, son démantèlement, mais aussi la production de l’ enrichi, le retraitement du et la gestion des déchets. Sur ces bases, la production d’un kilowatt-heure (kWh) d’électricité nucléaire dans le monde dégage en moyenne 12 grammes de CO2 (et même moins en France), selon les études du GIEC1 , admises par tous. C’est un chiffre à peu près équivalent à celui du kWh éolien et inférieur à celui du kWh photovoltaïque (autour de 50 g). Et bien sûr sans comparaison avec ceux du gaz (autour de 500 g) ou du charbon (autour de 1 000 g).

La complémentarité nucléaire-renouvelables

Regardons d’abord la situation à l’échelle de la planète. Un premier défi est de décarboner le secteur électrique, qui représente à lui seul 40 % des émissions mondiales. La production est encore assurée à plus de 65 % par les énergies fossiles, dont 40 % par le seul charbon. Un second défi est de faire face à une demande croissante. La plupart des études estiment que la consommation va doubler d’ici 2050, en raison de la progression de la population mondiale, de l’essor des pays émergents et de l’électrification de besoins, comme ceux de la voiture électrique. Et n’oublions pas qu’il y encore 1 milliard d’habitants qui n’ont pas accès à l’électricité !

Ce double défi – décarboner et répondre aux besoins - est immense : trois ans après l’accord de Paris, les émissions de CO2, au lieu de diminuer, continuent à augmenter. Le nucléaire sera indispensable, aux côtés des énergies renouvelables, pour atteindre les objectifs de décarbonation. Cela ne signifie pas que la part du nucléaire dans le va s’envoler. Selon les scénarios, elle restera au même niveau, juste au-dessus de 10 %.

Examinons maintenant quelques cas en Europe. Les pays qui ont combiné énergie nucléaire et hydroélectricité, comme la Suède et la Suisse, ont rapidement réduit leurs émissions. En revanche, l’Allemagne n’atteindra pas ses objectifs climatiques. Malgré des investissements massifs dans les énergies renouvelables, notre voisin outre-Rhin n’a pas été en mesure, du fait de la fermeture prématurée de ses centrales nucléaires, de réduire la part du charbon qui reste stable (à près de 40 %). Une sortie du charbon, tellement nécessaire dans la lutte pour le climat et contre la pollution de l’air, sera très longue.

En France, la part importante du nucléaire (près de 75 %), combinée aux renouvelables (l’hydroélectricité notamment), a fait de notre pays le moins émetteur par habitant des sept puissances les plus développées. Substituer des énergies renouvelables bas-carbone à du nucléaire bas-carbone dans le secteur électrique ne permettra pas de réduire davantage les émissions. Au pire, cela pourrait conduire à une augmentation des émissions, car le caractère variable des énergies éoliennes et solaires rend nécessaire de maintenir des moyens suffisants de production disponibles 24h/24. Ainsi, le scénario prévisionnel pour descendre à 50 % de nucléaire en 2025 (date initialement prévue) aurait nécessité de garder 4 centrales à charbon et de construire 20 nouvelles centrales à gaz, toutes fortement émettrices de CO2. C’est pour éviter ce risque que le délai a été repoussé à 2035.

Certes, l’énergie nucléaire suscite des inquiétudes. Les accidents majeurs ont marqué l’opinion qui s‘interroge aussi sur la gestion des déchets. Pourtant, du stockage géologique au contrôle par une autorité de sûreté indépendante, des solutions existent.

L’énergie nucléaire a le potentiel pour décarboner plus et plus rapidement. Sa flexibilité, c’est-à-dire sa capacité à augmenter ou diminuer sa production, rend possible le développement du solaire et de l’éolien tout en assurant la sécurité d’approvisionnement. C’est l’ensemble des technologies bas carbone (renouvelables, nucléaire ainsi que le captage et le stockage du carbone) qu’il faut mobiliser pour répondre à l’urgence climatique.

Valérie FAUDON est Déléguée Générale de la Société Française d’ (SFEN) et Vice-Présidente de l’European Nuclear Society (ENS).  Elle est enseignante à Sciences-Po dans le cadre de la Public School of International Affairs. Elle a été Directrice Marketing d’AREVA de 2009 à 2012, après avoir occupé différentes fonctions de direction chez HP puis Alcatel-Lucent, aux Etats-Unis et en France. Valérie est diplômée de l’Ecole Polytechnique, de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, et de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Elle est aussi titulaire d’un Master of Science de l’Université de Stanford en Californie

 

Sources :

  1.  Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

 

Jean-Guy Devezeaux

Jean-Guy Devezeaux de Lavergne

Directeur de l’I-tésé (Institut de technico-économie des systèmes énergétiques) au sein du CEA, le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives
"Il importe d’abord de bien comprendre ce qu’est un « scénario énergétique ». Il ne s’agit pas de prédire ou deviner ce que sera l’avenir ! Il s’agit d’illustrer les futurs possibles (et même souhaitables) et de construire des chemins pour y arriver. En d’"

Le nucléaire face aux horizons 2030 et 2050

Les « scénarios », qui jonglent avec les horizons de 2030, 2050 ou 2100, rythment les travaux des énergéticiens et des climatologues du monde entier. La place du nucléaire dans ces visions de l’avenir est l’objet de débats souvent vifs. Jean-Guy Devezeaux de Lavergne, directeur de l’institut I-tésé au sein du CEA, apporte son éclairage sur ces questions.

Il importe d’abord de bien comprendre ce qu’est un « scénario énergétique ». Il ne s’agit pas de prédire ou deviner ce que sera l’avenir ! Il s’agit d’illustrer les futurs possibles (et même souhaitables) et de construire des chemins pour y arriver. En d’autres termes, se fixer des points d’arrivée et identifier les moyens à mettre en œuvre pour les atteindre.

Ces points d’arrivée peuvent être à échéances diverses. Les énergéticiens travaillent généralement à l’horizon 2050 (quelquefois 2035 ou 2040), les climatologues envisagent plutôt des scénarios d’ici 2100. Les analystes tiennent compte des contraintes économiques et des politiques publiques qui vont bien sûr influer sur les chemins vers l’objectif. Ils définissent souvent une référence du type « business as usual », c’est-à-dire : « que se passera-t-il si on ne fait rien ? ».

Des milliers de scénarios énergétiques et climatiques sont construits dans le monde. Ceux du GIEC, de l’Agence Internationale de l’Energie et des institutions européennes sont souvent cités. Mais chaque pays en produit aussi beaucoup1.

En ce qui concerne les équilibres énergétiques, et notamment la place du nucléaire, il faut sans doute distinguer deux horizons : celui de 2030-2035, où des objectifs sont déjà définis et où les techniques actuelles seront encore optimisées, et celui de la moitié du siècle, où devra s’engager ce qu’on appelle une « décarbonation profonde », avec des technologies beaucoup plus ouvertes, capables de bouleverser le paysage énergétique.

L‘horizon 2030-2035

Examinons la première période. L’objectif est essentiellement de décarboner l’électricité, en réduisant l’usage du charbon et du gaz encore dominants dans le monde, et d’améliorer l’ . De ce point de vue, le nucléaire, en tant qu’énergie décarbonée, a un rôle à jouer aux côtés des énergies renouvelables comme l’éolien et le solaire. D’ailleurs, tous les scénarios du GIEC l’incluent, à des niveaux divers.

L’Asie a engagé la production des réacteurs de troisième génération. L’Europe s’y engage aussi. Il faudra passer à un rythme industriel soutenu, pour réduire les coûts. C’est un enjeu pour la France qu’il faut avoir bien en tête. L’autre enjeu, c’est la R&D, notamment pour faire fonctionner au mieux les flottes nucléaires qui existent déjà, contrôler leur vieillissement et en assurer le renouvellement, vérifier que les installations satisfont les exigences croissantes de sûreté.

La décarbonation profonde de la moitié du siècle

Mais cette première période va atteindre ses limites quand on va approcher de la moitié du siècle. Car il faut alors viser « zéro émissions » de gaz à effet de serre si l’on veut rester en dessous d’un réchauffement de +1,5 à +2°C en 2100. Le GIEC a suffisamment montré les dégâts si l’on dépasse ce plafond. Pour réussir cette « décarbonation profonde », il faudra changer de braquet.

Une série d’innovations feront irruption, à condition de les préparer en amont. Le CEA travaille ainsi sur l’ , sur les batteries, sur le photovoltaïque du futur… Il y a aussi les « électro-fuels » qui vont permettre de stocker dans des carburants l'énergie électrique provenant de sources renouvelables et nucléaires. Le recyclage du CO2 est aussi une option. Quels vont être dans ce nouveau paysage les technologies efficaces et les coûts relatifs des diverses énergies ? Le jeu est en fait très ouvert…

Il faut donc s’assurer des marges de manœuvre. Le nucléaire permet d’en créer, car il a la capacité de piloter avec flexibilité sa puissance et donc d’intégrer les énergies renouvelables. Son coût est connu. S’en priver serait prendre un risque, celui de se trouver devant des mix énergétiques soit trop onéreux, soit trop émetteurs de CO2, soit insuffisamment sécurisés ou instables. Le nucléaire du futur, à l’échéance 2050, pourrait être encore plus ouvert qu’aujourd’hui avec l’arrivée possible de nouveaux réacteurs, les SMR, petits réacteurs modulaires, des réacteurs calogènes (à divers niveaux de température), des réacteurs assurant des nouvelles formes de recyclage du combustible…. A l’horizon 2100, peut se dessiner l’avenir de la .

Mais, comme pour les autres innovations, il faudra développer ce nouveau cycle technologique via une recherche nucléaire adaptée, ce qui va demander des prouesses dans un monde où le montant de la recherche énergétique stagne, malgré l’urgence.

 

Jean-Guy Devezeaux de Lavergne est directeur de l’I-tésé (Institut de technico-économie des systèmes énergétiques) au sein du CEA, le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives. Ingénieur de l'Ecole Supérieure d' (Sup'Elec) et Docteur d'Etat en Sciences Economiques, il est un expert de l’économie de l’énergie et tout particulièrement des études du long terme. Il est à ce titre l’un des animateurs du groupe de travail « scénarios » de l’ANCRE (Alliance Nationale de Coordination de la Recherche pour l’Energie).

 

Sources :

  1. En France, citons ceux de RTE sur les perspectives électriques, ceux de l’ADEME, du gouvernement ou tous ceux des associations professionnelles, des ONG ou d’alliances d’experts comme l’ANCRE.